La bourgeoisie se dechaîne maintenant
Les syndicats et le piège de la grève reconductible
Dans le combat qu'il mène contre la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, il y a un piège que Bernard Thibault veut à tout prix contourner, c'est celui de la radicalisation. Une radicalisation, par nature incontrôlable, qui conduirait les salariés, auprès desquels la CGT veut reconquérir crédibilité et légitimité, dans une impasse en leur faisant croire qu'elle pourrait venir à bout de l'inflexibilité du chef de l'Etat. Jusqu'à présent, le secrétaire général de la CGT a résisté aux pressions d'une partie de sa base en faveur d'une exigence de retrait pur et simple de la réforme ou d'un appel à multiplier les grèves reconductibles.
Déjà, en novembre 2007, M. Thibault avait gagné ses galons de syndicaliste réformiste lors de la réforme des régimes spéciaux qui avait permis à M. Sarkozy de généraliser la règle des quarante ans de cotisation pour bénéficier d'une retraite à taux plein. La grève reconductible lancée à la SNCF, directement visée, n'avait duré que neuf jours, et M. Thibault, se positionnant alors en pivot du compromis, avait négocié avec l'Elysée de solides contreparties salariales à l'allongement de la durée de cotisation.
A quatre jours du 12 octobre, sixième journée nationale d'action depuis le 27 mai, M. Thibault n'a pu empêcher de voir fleurir les appels à des grèves reconductibles à partir du 13 octobre : SNCF, RATP et transports urbains, marins, ports et docks, énergie, chimie, France Télévisions, etc. Ils émanent de secteurs de la CGT où la gauche du PS et l'extrême gauche - Parti communiste, Parti de gauche, Nouveau Parti anticapitaliste - conservent une réelle influence.
M. Thibault ne s'exprime pas comme son homologue de la CFDT, François Chérèque, mais il n'est pas loin de partager son avis quand ce dernier affirme que "ceux qui veulent radicaliser le mouvement, appeler à la grève générale, souvent veulent rentrer dans une démarche politique, d'opposition globale avec le gouvernement". "On a une force tranquille, utilisons cette force", avait ajouté M. Chérèque. Dans la bataille sur les retraites, et c'est une grande différence avec la réforme de 2003, M. Thibault privilégie dans un même élan son alliance préférentielle avec la CFDT et le soutien, qui ne se dément toujours pas, de l'opinion publique.
Le leader de la CGT n'en démord pas : la priorité des syndicats est de "contribuer à un élargissement" de la mobilisation de l'opinion publique et non de se replier sur des grèves reconductibles. "Qui dit mouvement social dit multiples formes", a rappelé M. Thibault, le 4 octobre, à l'issue d'une réunion de toutes les fédérations de la CGT. Et il a insisté sur la règle de base qui doit présider à toute grève reconductible : "Le principe d'arrêts de travail doitêtre discuté partout", à travers des assemblées générales et des consultations des salariés.
A ce stade, les grèves reconductibles annoncées sont très incertaines. Il s'agit de préavis, obligatoires dans le secteur public alors que le secteur privé en est dispensé, qui permettent de couvrir juridiquement les salariés qui souhaiteraient continuer la grève au-delà du 12 octobre. La difficulté est que, dans les entreprises publiques, où les régimes spéciaux ne sont concernés par la réforme qu'à compter du 1er janvier 2017 - au lieu du 1er juillet 2011 pour tous les autres -, le taux de grévistes a diminué, notamment à la SNCF et à la RATP, à chaque mobilisation nationale. La base suivra-t-elle à la SNCF alors qu'elle a déjà observé, en avril, deux semaines de grève reconductible sur la réforme du fret sans aucun résultat à l'arrivée ? La perspective de nouvelles pertes de salaire va peser. "Nous entendons, a observé M. Thibault, tous ceux qui nous disent qu'ils ne peuvent pas cumuler un grand nombre de jours de grève."
Le piège des grèves reconductibles est qu'elles risquent d'être vite impopulaires, même si la loi sur le service minimum rend impossible la répétition des grandes grèves de la SNCF de 1986-1987 (29 jours de paralysie) et de 1995 (trois semaines). Non seulement le soutien de l'opinion pourrait s'éroder, surtout si la locomotive des transports publics est la seule en panne, mais, aux yeux de certains syndicalistes, M. Sarkozy pourrait trouver son compte dans une épreuve de force qui lui permettrait de mieux afficher, vis-à-vis de son électorat, son inflexibilité. L'arme de la grève reconductible ressemble à un revolver sans munitions.
Le pari des syndicats est de ne pas sortir bredouilles de leur bras de fer avec M. Sarkozy, qui, le 7 octobre, a lâché un peu de lest aux mères de famille. Vendredi 8 octobre, face à un calendrier serré, l'intersyndicale devrait fixer de nouvelles manifestations au samedi 16 octobre. Le Sénat votera entre le 15 et le 19 octobre. "Quand la commission mixte paritaire aura tranché, on n'aura plus de marges pourdes concessions, note un syndicaliste. Il ne restera que le vote définitif de l'Assemblée nationale, mais, là, une poursuite de la mobilisation sera sans effet." Les syndicats guettent tout geste à "mettre à l'actif de la mobilisation", mais ils sont sans illusions : la réforme passera. "Un gouvernement, quel qu'il soit, qui ignore à ce point un mouvement social se condamne pour les prochaines échéances électorales", a averti M. Thibault dans L'Humanité du 4 octobre. A dix-huit mois de la présidentielle, le combat syndical va ainsi se déporter de plus en plus sur le terrain politique.
(Le Monde)