Première réponse au message du camarade Manu du 22 avril 2010, intitulé :
« Selon Manu Georget du syndicat CGT Philips Dreux, la lutte des classes doit se munir d’une idéologie marxiste révolutionnaire ».
Cher camarade,
Depuis que nous nous sommes rencontrés dans la manifestation du 1er mai à Chantilly et après notre première discussion (et aussi la lecture de ton interview du 3 mai au journal « Alternative libertaire » qui a l’avantage de résumer ta pensée en quelques phrases), essayons de clarifier nos positions sur la situation actuelle en France et les problèmes posés à la lutte de la classe ouvrière. Je ferai en conclusion quelques propositions qui seront, bien sûr, à discuter. Car nous avons tous deux, ainsi que les groupements dans lesquels nous militons, un but précis : aider à l’unification du mouvement de la classe ouvrière dans la situation difficile où elle se trouve actuellement. Je ne prétends pas avoir la science infuse et il va de soi que mes analyses et propositions sont soumises à critique, discussion, amendements, etc. tout comme le Programme d’Action du CCI-T à l’élaboration duquel j’ai participé.
D’abord, le libellé de ton message du 22 avril est tout à fait intéressant et juste. Oui, la lutte des classes, pour aboutir à la satisfaction des objectifs (immédiats et à long terme, disons historiques du prolétariat) « doit se munir d’une idéologie marxiste ». Laissons tomber dans ce cas précis l’adjectif « révolutionnaire », car si l’on se situe réellement sur le terrain du marxisme, on est forcément révolutionnaire et cet adjectif est donc inutile. Ainsi, dans le passé tu appartenais (et je ne te le reproche pas) à la « Ligue communiste révolutionnaire », mauvais intitulé pour cette organisation, selon moi, car il pouvait laisser entendre qu’il y aurait des « communistes » non ou anti ou contre révolutionnaires. Nous savons que les staliniens étaient et sont encore tout cela à la fois : parce qu’ils n’étaient pas et ne sont plus – l’appareil stalinien existant encore – des communistes depuis bien longtemps. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille nier le fait qu’étant données les circonstances historiques tenant aux particularités de l’histoire du mouvement ouvrier du 20e siècle dont une fraction se réclame de la révolution d’Octobre, nombre de militants du PCF, encore aujourd’hui, se considèrent comme d’authentiques communistes. Cela s’explique et se comprend mais c’est un autre problème.
Ce n’est pas là une question de terminologie sans importance. Mais cette question n’est pas, aujourd’hui, l’essentiel.
Comment le prolétariat peut-il acquérir une claire conscience de classe ?
Parmi les problèmes que tu poses et qui nous préoccupent tous, il y a celui de la nécessité pour ce prolétariat qui, à l’heure présente, est dans le désarroi et souvent dans la confusion politique, « d’acquérir une conscience de classe ». Comment s’acquiert cette conscience, pour les masses ? Par leur expérience de la lutte contre l’ennemi de classe, par leurs succès (ou leurs victoires, il arrive qu’il y en ait et il y en a) et même le plus souvent par leurs échecs ou les défaites qui peuvent néanmoins être utiles et les éclairer si un bilan adéquat en est tiré. Mais qui peut leur apporter ces lumières, généraliser en termes politiques (disons programmatiques, tactiques, etc.), leurs expériences multiples ? Sinon les marxistes organisés en un parti. Sans parti révolutionnaire, pas de conscience révolutionnaire, ni pour l’avant-garde, ni pour les masses. Ou alors à un niveau insuffisant, ne permettant pas d’ouvrir des perspectives pour passer à une pleine conscience des exigences de la longue série de luttes qui, selon moi, doit conduire à la prise du pouvoir politique.
Prenons un exemple actuel. Les masses combattent depuis des années pour défendre leur droit au travail, contre les licenciements et les fermetures d’usines. Et pourtant, ni chez Philips, ni à Continental-Clairoix et ailleurs, des luttes acharnées, exemplaires même, n’ont pu aboutir dans la dernière période. Essentiellement parce que pour contrer l’offensive de la bourgeoisie sur tous les terrains, ce parti révolutionnaire fondé sur un programme marxiste n’existe pas encore, dont la tâche principale aurait été d’offrir une issue positive à tous ces travailleurs engagés souvent à fond dans le combat et aujourd’hui plus que déçus, mais pas désespérés (dans leur masse, j’entends), mais néanmoins désorientés. C’est à partir de cette situation qu’il nous faut discuter et envisager quelles initiatives prendre pour, en nous adressant aux travailleurs, faire avancer leur conscience, et dans le même mouvement, rassembler cette avant-garde afin de pouvoir faire un pas en avant vers la constitution de ce parti révolutionnaire, ou communiste, c’est la même chose, dont nous avons tellement besoin.
Mais revenons à ce que j’appelle ton « texte bilan » du 22 avril. Tu écris que la classe ouvrière doit élever sa « conscience au niveau de ce que conçoit la théorie marxiste (…) et prendre confiance dans sa capacité à organiser la société de manière solidaire, sans se soumettre à la classe dominante ».
Dans le contexte de la lutte que tu as menée chez Philips, il y a deux façons de comprendre cette phrase. On peut la considérer comme une thèse classique, d’ailleurs de plus en plus « oubliée » du marxisme : à savoir que le prolétariat a pour tâche historique d’exproprier la classe capitaliste afin de pouvoir réorganiser la société actuelle et ainsi de poser les fondements d’une autre société, ce que nous appelons le socialisme, un état social transitoire vers une société communiste. Et pour y parvenir, il a besoin de la théorie marxiste. Cela est juste mais ta phrase est plus précise et se réfère, c’est bien normal, à la lutte récente que tu as menée chez Philips avec tes camarades. Dans cette lutte, les travailleurs ont été maintenus, par la politique des jaunes, dans la soumission à la bourgeoisie, dans la dépendance du patronat du fait de la politique des réformistes et tu t’en prends, à juste titre, au sale boulot accompli par les dirigeants de FO de l’usine. N’oublions pas non plus la politique des staliniens car le fait qu’un révolutionnaire comme toi dirige la CGT chez Philips n’élimine pas l’existence de l’appareil stalinien, même s’il en limite l’influence malfaisante. Tu dénonces aussi la CFDT et les autres syndicats réactionnaires qui pèsent toujours de tout leur poids, c’est leur rôle, dans le sens d’un accommodement avec le patronat. Même s’il arrive que des camarades fourvoyés dans ces « syndicats » deviennent des combattants et passent de notre côté au cours de la lutte. C’est là une des formes de la prise de conscience de ses objectifs de classe par le prolétariat mais il y faut des circonstances favorables qui n’existent pas encore aujourd’hui, comme ce fut le cas en 1995 par exemple lors de la grève des cheminots où des pans entiers de la CFDT sont passés à la CGT et à SUD.
Dans le paragraphe suivant, tu expliques bien comment une majorité, semble-t-il, d’ouvriers de Philips ont été convaincus par les réformistes traîtres de FO (les staliniens aussi sont des réformistes) de « se résigner à l’exploitation de la classe dominante » et de renoncer à la lutte pour défendre leur travail contre un surcroît d’indemnités. Imagines-tu que parce que tu es toi-même révolutionnaire, avec d’autres camarades je suppose, dans l’usine, parce que le combat y a été mené de longue date et avec détermination, qu’en l’absence du parti révolutionnaire auquel nous aspirons, les ouvriers peuvent éviter les pressions et les pièges de l’ennemi de classe ? Pour cela, il faut un parti qui soit assez fort pour l’empêcher et tu l’expliques d’ailleurs fort bien toi-même.
Tu conclus donc qu’il faut au prolétariat un « parti assez puissant pour s’opposer frontalement au patronat ainsi qu’aux partis bourgeois ». Il existe cependant un obstacle de taille, interne au mouvement ouvrier : celui des appareils contre-révolutionnaires des partis forgés autrefois par le prolétariat et qui ont complètement dégénéré, ceux, réformiste du PS et l’appareil stalinien (lui aussi réformiste) du PCF essentiellement. Pour moi, ces partis sont des partis ouvriers-bourgeois, ouvriers par leur place dans la société bourgeoise ou, si l’on veut, des partis ouvriers parlementaires. C’est cette place, et rien d’autre, qui les définit encore comme « ouvriers », alors qu’ils sont passés entièrement du côté de la défense de l’ordre bourgeois. Mais actuellement, la classe ouvrière ne dispose pas d’autres moyens, pour s’affirmer politiquement lors des élections, que de les utiliser pour se rassembler politiquement contre la bourgeoisie. Et pourtant, ils sont bourgeois par toute leur politique, leur programme, leur façon de penser, de faire de la politique, de respecter les institutions de la bourgeoisie et la propriété capitaliste, d’envisager la vie sociale, etc. Seule la construction d’un parti révolutionnaire permettra de surmonter cette contradiction qui s’impose aujourd’hui à toute la classe.
De même que tu ne caractérises pas suffisamment, à mon avis, la responsabilité centrale des appareils politiques contre-révolutionnaire de ces partis « ouvriers-bourgeois » dans la lutte de classe, il me semble tu ne mets pas en pleine lumière la politique des appareils traîtres, contre-révolutionnaires aussi, dont disposent les directions syndicales (CGT, FO, FSU, - SUD est un cas un peu particulier mais sur lequel il nous faudra faire aussi la lumière). C’est le soutien des dirigeants syndicaux à l’ordre bourgeois, à la bourgeoisie, à son gouvernement, bref leur politique de collaboration de classe, qui explique pourquoi la classe ne parvient pas à vaincre. Il faut au prolétariat une tactique appropriée pour submerger ces appareils dans la lutte et donc bien caractériser leur politique, l’opposer au mouvement des travailleurs et avancer des mots d’ordre et des perspectives les empêchant de briser leur lutte de classe.
La question du front unique telle qu’elle se pose aujourd’hui
Tu poses avec raison la question de « l’unification de la masse prolétarienne contre la classe dominante ». C’est la question classique du front unique ou de l’unité du front prolétarien que les premiers congrès de la 3e Internationale ont bien définie comme tactique ad hoc dans les pays où la classe est divisée entre plusieurs organisations politiques et syndicales. Ce qui ne veut pas dire qu’il y ait en ce domaine des schémas tout faits pour bien mener notre action qui vise toujours à unifier le mouvement du prolétariat. C’est cela le front unique ouvrier. On ne s’adresse aux dirigeants qu’avec l’objectif de mettre la classe en mouvement. Il n’existe pas de schémas tout faits pour y parvenir. Il y a l’expérience et la théorie marxiste et la nécessité, pour les révolutionnaires, de faire travailler leur tête afin de définir les mots d’ordre et les formes d’organisation de masse dans les conditions concrètes de la lutte.
Cela signifie qu’il importe d’avoir une conception juste de la méthode permettant d’imposer le front unique aux appareils qui le refusent et ne règnent sur la classe que du fait de sa division. Si l’unité du front ouvrier est un combat de longue haleine, c’est que ceux qui se satisfont de l’existence de différents segments dans l’organisation du prolétariat divisé entre partis et syndicats distincts, combattent cette unité, contraire aux intérêts des bureaucrates. C’est ainsi que les appareils politiques et syndicaux ont acquis une science de la division afin d’empêcher la lutte des travailleurs de s’unifier jusqu’au renversement du régime capitaliste parce qu’ils sont éperdument pour le maintien de ce régime qui leur accorde quelques miettes en échange de leur trahison. Lénine a bien expliqué cela en analysant comment s’est formée et se perpétue cette couche privilégiée du prolétariat qu’il appelle « l’aristocratie ouvrière », laquelle constitue la base sociale de la bureaucratie opposée à toute lutte du prolétariat conscient de ses intérêts historiques (renverser le pouvoir de la bourgeoisie). La tâche des révolutionnaires est d’opposer à ces appareils qui corsètent politiquement la classe et ses organisations pour la soumettre au compte de la bourgeoisie, une politique capable de leur faire échec. C’est la tactique du front unique que l’on ne peut imposer véritablement à tous les niveaux que s’il existe un parti révolutionnaire.
Pourtant il peut arriver qu’un noyau d’ouvriers décidés, dans telle ou telle usine, parvienne à imposer cette unité, donc le front unique, même sans parti. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait les « conti » en réalisant l’unité de tous les ouvriers avec leur comité de lutte, telle que Xavier Mathieu l’a bien expliqué dans son texte lu à la « Fête de l’Huma ». Et pourtant, la réalisation du front unique, avec le contrôle permanent des dirigeants, l’association active de tous dans le combat chez « Continental » n’a pas suffi. Il faut donc aller jusqu’au bout de l’analyse, comprendre le pourquoi de ces échecs répétés depuis un an et plus, comment y remédier dans l’avenir et que faire aujourd’hui pour que la classe ouvrière puisse se rassembler dans l’unité et accomplir ce pas en avant ouvrant la possibilité d’une solution aux problèmes lancinants du chômage, des salaires, des retraites, etc. ?
C’est la question la plus difficile à résoudre actuellement et je n’ai pas de solution miracle, même si j’ai des propositions précises à faire. Néanmoins, il nous (nous, c'est-à-dire tous les révolutionnaires qui sont actuellement confrontés à ce problème) il nous faut répondre à cette question centrale, sous peine de périr, c'est-à-dire de rester inefficaces et sous la domination de la bourgeoisie et de leurs béquilles, les appareils bureaucratiques.
C’est tout le sens de notre discussion qui n’a, je le répète, qu’un objectif : comment nous disposer politiquement pour accomplir un premier pas qui renforcera nos forces, permettra de préparer le combat d’ensemble en élevant la conscience de toute la classe et de regrouper, dans le même temps, l’avant-garde, avec pour objectif de forger ce parti révolutionnaire qui nous manque cruellement ?
Comment relier la lutte pour le front unique et celle pour le parti révolutionnaire ?
Tu relies toi-même ces deux questions, en écrivant : « L’expression politique de la lutte des classes n’est possible que si un parti prolétaire assez puissant s’oppose frontalement au patronat ainsi qu’aux partis bourgeois. (J’ai déjà fait remarquer qu’il fallait mener dans le même mouvement une bataille politique contre l’orientation des appareils traîtres des partis ouvriers bourgeois et contre celle des directions syndicales. Je n’y reviens pas.) Et tu ajoutes, les deux questions étant liées : « Aucune perspective de proposition n’est mise en place afin de développer l’unification de la masse prolétarienne contre la classe dominante ».
Cette dernière phrase procède de l’exigence que soit prise une initiative pour imposer ce front unique à l’échelle nationale, ce que tu appelles justement « l’unification de la masse prolétarienne contre la classe dominante ».
C’est bien de cela qu’il s’agit et je pense que la solution à cette question décisive pour notre classe aujourd’hui se trouve en partie entre tes mains. La phrase précédente sur la nécessité du « parti prolétaire », je la mettrais ici, comme découlant en quelque sorte de la lutte pour le front unique. Mais peu importe. L’essentiel des éléments d’une pensée politique révolutionnaire est en place. Il manque pourtant un chaînon permettant de donner corps à l’organisation de l’unité de toute la classe en lutte incessante contre la bourgeoisie. Ce qui manque, cette nécessité qu’impose aujourd’hui l’offensive forcenée de la bourgeoisie et de son gouvernement, c’est la prise de conscience que pour avancer, il faut se donner les moyens de la centralisation de toutes ces luttes actuellement dispersées afin de donner à la classe un point d’appui pour forger cette unité. A partir de là je suis en mesure de te faire une proposition. Pour commencer à répondre à la question : comment centraliser l’énergie encore éparpillée de la classe ouvrière afin de décupler ses forces ? Cette unité organique de toute la classe en lutte prendra la forme probable de la grève générale, forme classique du front unique en France en période de crise révolutionnaire.
Mais avant d’en venir à cette initiative afin de pouvoir faire un premier pas concret vers cette centralisation, demandons-nous de quoi est porteur la grève générale que nous appelons de nos vœux, qui se déclenchera de façon fortuite dans des circonstances qu’on ne peut prévoir. L’essentiel, pour les révolutionnaires, est de se préparer à toutes les éventualités dont un tel mouvement d’ensemble de la classe sera porteur. Car nous ne voulons pas qu’il se termine comme en juin 36 ou en mai 68, c'est-à-dire par le retour à l’ordre ancien, à l’ordre bourgeois actuel de plus en plus insupportable. La prochaine grève générale posera inéluctablement, comme en 36 et en 68 la question du pouvoir. C’est à cela qu’il faut se préparer et le parti révolutionnaire ne peut se construire que dans la lutte sur cette perspective, c’est ma conviction.
Comment s’articule aujourd’hui la lutte pour les revendications élémentaires de notre classe et la lutte pour la conquête du pouvoir ?
Avant de formuler ma proposition pour essayer d’avancer dans la centralisation des forces agissantes de la classe, je pense qu’il faut définir avec précision la période historique dans laquelle nous vivons et la situation économique, politique et sociale qui est faite aujourd’hui à la classe ouvrière par la bourgeoisie. Laissons de côté pour le moment les thèses générales (que le parti révolutionnaire que nous voulons construire mettra à l’étude et affinera) pour tenter de tirer quelques conclusions à partir des luttes que nous venons de vivre depuis un an ou deux.
Qu’est-ce qui caractérise aujourd’hui le rapport conflictuel entre les classes fondamentales de la société, la grande bourgeoisie et le prolétariat ? C’est, me semble-t-il, le fait central que le compromis passé avec les appareils concernant les revendications essentielles, compromis qui a assuré en gros la « stabilité » sociale pendant ce qu’on a appelé « les Trente Glorieuses », n’est plus possible aujourd’hui. En résumé, pour avoir la paix sociale, dans le passé, la bourgeoisie (en France et dans les pays avancés) avait les moyens de faire un certain nombre de concessions (possibilité de progression des salaires, garantie de l’emploi, sécurité sociale, système de retraite, etc.) qui rognaient sans doute ses profits mais lui permettait de continuer à exploiter néanmoins la force de travail sans trop de problèmes.
Il est clair pour tous que cette période est révolue. La crise du régime capitaliste a atteint un tel degré de gravité, la crise de surproduction que nous connaissons est d’une telle ampleur que la bourgeoisie n’a plus les moyens de préserver ses profits face à ses concurrents sur un marché mondial plus que saturé. Pour faire des profits, il faut vendre les marchandises produites par les travailleurs. Ce que les économistes bourgeois appellent « la mondialisation » est un obstacle qui limite dangereusement la réalisation de la plus-value pour les capitalistes du monde entier entrés dans une concurrence implacable les uns contre les autres.
Quant à la spéculation financière, si elle permet à une mince couche de spéculateurs de faire des super profits, elle n’est pas une solution durable pour garantir ceux de la masse des capitalistes, comme on le constate aujourd’hui. C’est pourquoi, partout dans le monde et à une large échelle, la bourgeoisie se doit de reprendre tout ce qu’elle a dû concéder dans le passé, en France, en 1936, à la Libération, en 1968 essentiellement et infliger une défaite décisive à la classe ouvrière. C’est ce que nous constatons tous les jours et je ne m’étendrais pas (quoiqu’une analyse fouillée serait ici nécessaire comme en toute chose) pour décrire ces rapports économiques et donc politiques nouveaux entre les deux classes fondamentales de la société.
Les conséquences d’une telle situation sont manifestes pour ce qui est de la lutte revendicative. Pendant les trente Glorieuses (en gros, la période de reconstruction de l’économie capitaliste qui a permis de remettre la machine en route après les destructions de la 2e guerre mondiale), il y avait des possibilités réelles d’obtenir satisfaction sur maintes revendications, salaires, emploi, retraites, protection sociale…
Mais à partir du moment où la plus-value ne peut plus être réalisée « normalement », faute de pouvoir écouler la production sur un marché mondial saturé, tous les acquis ouvriers arrachés par la lutte de la classe ouvrière sont intolérables pour la bourgeoisie. De plus se greffe depuis 2007 la crise financière et économique qui s’approfondit dangereusement et dont les bourgeoisies ne savent pas comment sortir, sinon en poursuivant leur offensive anti-ouvrière dans tous les pays.
Il me semble que cette réalité échappe à la plupart des camarades qui se battent courageusement dans les entreprises et dans les syndicats contre l’offensive actuelle du patronat et de son gouvernement. Il reste ancré dans la conscience des militants ouvriers (et c’est normal car la conscience retarde toujours sur la réalité vivante), l’illusion qu’avec un bon rapport de forces, il reste possible, usine après usine, d’arracher les revendications, « comme avant ». Or c’est précisément ce qui est devenu de moins en moins possible.
Je donne ici une tendance générale. Cela ne veut pas dire que telle ou telle lutte gréviste ou autre ne puisse encore arracher quelque chose de substantiel au patronat. Mais ce dernier aura tôt fait de prendre les mesures nécessaires pour reprendre l’initiative et réduire à néant les avantages concédés momentanément aux travailleurs.
Si l’on comprend la nature des nouveaux rapports qui se sont noués depuis deux ou trois décennies entre les classes, rapports qui se tendent de plus en plus car la bourgeoisie a décidé « d’en finir » avec les acquis ouvriers, il nous faut adapter notre tactique à la situation nouvelle. Je veux dire par là que les revendications élémentaires qu’autrefois il était plus ou moins possible d’arracher dans le cadre de la société capitaliste, ça n’est plus vrai aujourd’hui. Ainsi pour le plein emploi, les salaires, les retraites, le droit au logement, à la santé, etc., etc. Cela signifie que toute politique réformiste basée sur des concessions de la classe possédante face à un rapport de force momentané est vouée à l’échec. Parce que comme dit l’autre, « il n’y a plus de grain à moudre ».
Pour éviter que des millions de chômeurs n’accroissent l’armée industrielle de réserve, pour empêcher les graves atteintes portées à la sécurité sociale, au droit à la santé, pour assurer le droit au logement pour tous, pour rétablir les services publics en voie de privatisation, on ne peut plus s’en tirer par la « négociation », ou « le dialogue social », c'est-à-dire par la politique ancienne de compromis entre la bourgeoisie et les appareils qui permettait d’obtenir la paix sociale.
Aujourd’hui, pour conserver et accroître ses profits, la bourgeoisie a un impérieux besoin de casser TOUS LES ACQUIS de la classe. Dans cette situation, toute lutte résolue du prolétariat sur ses revendications élémentaires (ce qu’on appelait jadis le « programme minimum ») doit affronter frontalement la bourgeoisie, remettre son pouvoir politique et économique en question. C’est dire qu’il n’y a pas de barrière entre la lutte pour les revendications élémentaires et la lutte pour le pouvoir, que le programme « minimum » des revendications ne peut être satisfait que par une lutte résolue de toute la classe pour le pouvoir, par une révolution prolétarienne effective.
C’est cela que nous nous sommes essayés de bien faire comprendre aux travailleurs dans les éléments du Programme d’action que nous avons publié en décembre 2009. Encore faut-il que ce Programme d’action trouve ses points d’ancrage dans la réalité de la lutte des classes. J’y arrive. Mais encore un mot, si tu veux bien, à propos de la lutte menée en janvier chez Philips pour le contrôle ouvrier.
Que signifie, du point de vue de la lutte d’ensemble de la classe, le contrôle ouvrier sur la production lorsque les travailleurs parviennent à l’imposer ici ou là ?
Ce n’est pas une mince affaire que d’avoir imposé une semaine durant le contrôle ouvrier, plus même : la prise de contrôle de la production de l’usine Philips par les travailleurs en janvier 2010 à Dreux.
Tu as raison de souligner dans ton interview à « Alternative libertaire », qu’en prenant le contrôle de la production, après un large débat des travailleurs, l’automne dernier, vous avez montré aux yeux de toute la classe ouvrière que cette dernière n’avait pas besoin du patronat pour faire marcher l’économie. Nul doute que cette expérience a marqué les esprits en France et que, dans l’avenir, il est possible que le contrôle ouvrier se généralise à tel ou tel moment de la lutte.
Néanmoins, et je sais que cette question te préoccupe, ce contrôle ouvrier (je préfère ce terme à celui d’« autogestion » qui n’a pas le même sens et laisse entendre qu’on pourrait l’instaurer durablement sans toucher aux fondements de la société capitaliste), cette prise de contrôle de la production n’a pas été suffisante pour obtenir satisfaction, à savoir le maintien durable de la production sur Philips Dreux et donc de l’emploi. D’abord, parce que le patronat a déclaré votre action « illégale » et a utilisé tous les moyens pour vous empêcher de continuer à produire. Et pourtant, même la justice bourgeoise vous a donné raison et alors que Philips avait décidé de fermer un site économiquement viable, la justice bourgeoise a contraint la direction à le rouvrir. Mais celle-ci a poursuivi la lutte pour liquider votre mouvement et avec lui l’entreprise elle-même, tant vous étiez dangereux pour toute la classe capitaliste. Car avec le contrôle ouvrier, la bourgeoisie n’est plus maîtresse chez elle et cela lui est intolérable. Que périsse l’outil de travail plutôt que les travailleurs remportent une victoire qui remette en cause le régime de la propriété capitaliste. C’est ce qui s’est passé, avec l’aide des bureaucraties syndicales et des syndicats jaunes qui ont joué leur rôle contre-révolutionnaire. Les réformistes et les « jaunes » (les syndicats non issus des combats de la classe ouvrière comme la CFDT, la CFTC) sont bien aujourd’hui les auxiliaires de la bourgeoisie dont ils épousent les intérêts comme Thibault et Mailly le font ouvertement.
En réalité (et comme Léon Trotsky l’expliquait en 1931 en analysant les différentes possibilités qu’ouvrait à l’époque la lutte des travailleurs pour le contrôle ouvrier dans la situation pré révolutionnaire que connaissait l’Allemagne – on trouve ce texte important sur le site www.marxists.org cliquer sur 1931, mois d’août), le contrôle ouvrier, qui est un régime instable, ne peut durer quelque temps que s’il se généralise dans tout le pays. S’instaure une dualité de pouvoir dans l’usine et se pose la question-clé, insoluble sur le fond tant que le système capitaliste perdure : qui commande dans l’usine ? Le patron ou les ouvriers ? La solution, c’est de combiner la lutte pour le contrôle ouvrier avec la mobilisation des masses pour le pouvoir. Il importe que la dualité de pouvoir économique dans l’usine débouche sur une dualité de pouvoirs politique dans la société tout entière. Qui doit diriger l’Etat ? La bourgeoisie ou les ouvriers ? (J’entends les vrais ouvriers, organisés en comités de toutes sortes et non leur « représentants » faillis depuis longtemps, comme les bureaucrates syndicaux ou les députés du PS ou du PCF dont les gouvernements « de gauche » ne sont que des gouvernements bourgeois pour la défense de l’ordre établi).
C’est la raison pour laquelle toute lutte pour le contrôle ouvrier et toute concrétisation de cette lutte pose la question du pouvoir politique. Le mot d’ordre du contrôle ouvrier est ainsi inséparable de celui de la lutte pour un gouvernement ouvrier ou un gouvernement des travailleurs. C’est ce que le Programme de transition rédigé par Trotsky en 1938 indiquait déjà et que le Programme d’action du CCI-T de décembre 2009 reprend du point de vue de la méthode marxiste pour l’adapter à la situation présente. Toute revendication sérieuse, toute lutte sérieuse (et le contrôle ouvrier, c’est très sérieux) pose immédiatement la question de la nécessité du gouvernement ouvrier pour pouvoir aboutir. Encore faut-il que cette exigence soit clairement formulée par des mots d’ordre ad hoc et des initiatives politiques cohérentes. C’est dire que pour aller au bout de sa logique, le contrôle ouvrier a impérieusement besoin de s’appuyer sur un programme d’action défini par un parti révolutionnaire.
Tout cela, c’est bien beau, me diras-tu. Et ce sont aussi, dans les grandes lignes, les conclusions auxquelles tu es d’ailleurs arrivé toi-même. Mais que faire maintenant, alors que ce parti révolutionnaire que nous réclamons les uns et les autres et pour lequel nous combattons depuis des décennies, n’existe toujours pas ? C’est précisément à ce point de notre discussion que je peux faire une proposition toute simple qui, je pense, permettrait peut-être, si elle était reprise et enrichie par d’autres camarades, de nous aider tous à sortir de l’impasse où le mouvement semble aujourd’hui confiné.
Centraliser la volonté de combat du prolétariat en élisant partout des délégués élus pour préparer un grand mouvement d’ensemble vers la grève générale
Je n’ai d’ailleurs rien inventé et cette proposition se trouve à la fois dans notre programme d’action du CCI-T de décembre 2009 et dans un article de la tendance CLAIRE du NPA du 17 mars 2010. Il s’agit de prendre une initiative avec l’objectif d’organiser le rassemblement de toute la classe ouvrière pour la lutte tous ensemble. Quoi de plus simple que de proposer aux travailleurs les plus avancés, à ceux qui ont combattu dans la dernière période (toi, Xavier Mathieu, d’autres camarades d’autres usines que je ne connais pas mais avec lesquels tu m’as dit maintenir des liens étroits), de constituer un Collectif (ou Comité) national provisoire de délégués ouvriers pour le Tous ensemble (la grève générale ?)
Il faudrait que quelqu’un ayant un certaine autorité sur les éléments les plus avancés de la classe, ou un groupe de militants, prenne une telle initiative. C’est d’autant plus nécessaire que tous les partis se réclamant du socialisme, le NPA en premier lieu qui aurait les moyens de concrétiser cette perspective (mais sa direction ne veut pas s’engager sur la voie du tous ensemble et de la révolution prolétarienne, nous le savons tous deux), et ce quelqu’un, c’est le noyau des militants dont je viens de parler. Et parmi ceux-là, je me doute que tu ne joues pas un rôle mineur. C’est pourquoi je disais plus haut que la clé de la situation, pour faire ce pas en avant, se trouve pour une bonne part entre tes mains. Il va de soi que les militants du CCI-T, si une telle perspective se concrétisait, prendraient aussi toute leur part du travail militant et d’élaboration politique dans un tel regroupement.
A mon avis, il n’y a pas de temps à perdre. La vraie lutte, aujourd’hui, ce n’est pas de courir après les luttes pour tenter de les « coordonner » ou de les faire « converger », c’est de s’organiser dans une perspective nationale pour préparer l’inévitable mouvement Tous ensemble. Si un tel Collectif ou Comité provisoire pour le Tous ensemble ou la grève générale, ouvert à tous, quoique se dotant de statuts (et de garde-fous) pouvait se constituer dans les meilleurs délais, nous ouvririons à la classe tout entière une perspective concrète. Un tel Collectif appellerait les travailleurs et les jeunes à organiser partout, dans les usines, les établissements, les corporations, les écoles, les quartiers, des comités ou des collectifs ayant le même objectif. Des délégués, mandatés et révocables à tout moment, se réuniraient régulièrement, feraient le point sur le travail d’organisation, aideraient les travailleurs en lutte, publieraient journaux, tracts, brochures, programmes d’action, etc. à tous les niveaux. Bref un réseau organisé de travailleurs décidés à se battre pourrait, à mon avis, s’organiser tranquillement et devenir d’une redoutable efficacité dans des délais raisonnables.
Sans doute de tels Collectifs et Comités et le comité national de centralisation subirait-il les attaques de la classe ennemie et de tous ses agents dans le mouvement ouvrier, les bureaucraties syndicales et celles des partis ouvriers bourgeois et petits bourgeois. Et dans cette lutte politique se dégageraient les éléments les plus conscients et les plus déterminés qui, au moment opportun, pourraient se réunir en conférence(s) pour jeter les bases d’un autre parti, un parti qui n’existe pas encore mais dont des milliers de travailleurs et de jeunes attendent aujourd’hui la constitution, un parti ouvrier révolutionnaire. Ce serait, là, non pas diviser le mouvement mais au contraire lutter pour l’unifier puisque le programme du nouveau parti proclamerait de tels objectifs dans son programme et agirait avec résolution pour les réaliser.
Là aussi, dans la lutte pour le parti révolutionnaire, des militants comme toi et sans doute quelques autres, ont une clé entre leurs mains. Il est des moments, dans la lutte de classes, où il faut oser pour aller de l’avant. Je crois que ce moment est venu. Un mot encore : si j’ai critiqué plus haut la direction du NPA et d’autres formations politiques de nature petite bourgeoise, je ne tourne pas le dos aux militants ouvriers et aux jeunes du NPA et autres qui veulent combattre. Et je leur recommanderai même de faire leur expérience politique au sein du parti ouvrier de leur choix, certain qu’à un autre moment de la lutte, nous finirons par nous retrouver dans le nouveau parti à constituer. Mais, dans l’immédiat, de tels militants peuvent jouer un grand rôle dans la constitution des Collectifs et dans leur centralisation. C’est là le seul moyen d’avancer, en dépit des expériences, toutes différentes, des uns et des autres.
L’action des délégués ouvriers dans un Collectif (national), même provisoire, contribuerait à unifier les combats actuellement dispersés de la classe ouvrière
Une initiative de cette nature permettrait de régler bien des problèmes et d’en poser sans doute beaucoup d’autres, mais sur le vrai terrain de la lutte. Et d’abord de donner toute leur place aux nombreux groupes, comités, collectifs, etc. déjà existants dans les entreprises ou les syndicats et de décupler leur efficacité militante pour l’organisation des masses et de l’avant-garde. Nous parlions l’autre jour de Jean-Pierre Delannoy et je partage en gros la critique que tu fais de son action jusqu’à présent. Delannoy a néanmoins l’avantage de demander qu’une « impulsion » (c’est le mot qu’il emploie sans cesse) soit donnée à la lutte actuelle mais dont il ne précise pas les contours : grève générale, réforme des syndicats, autre chose ? Constituer de tels Collectifs ou Comités centralisés à tous les niveaux et nationalement pour engager l’action, telle est la réponse à l’exigence répétée de J.P. Delannoy et de bien d’autres camarades. Encore faut-il ne pas hésiter et se mettre au travail après mûre réflexion, j’en suis bien d’accord.
En discutant bien évidemment toutes les implications d’une telle démarche qui vise rien moins que la préparation de la grève générale qui devra faire tomber le gouvernement bourgeois en place et lui substituer un gouvernement à nous, un gouvernement ouvrier. Alors la crise révolutionnaire pourra-t-elle se déployer de façon positive. Ne rien faire en ce sens serait consentir à laisser notre classe dans une nouvelle impasse, comme en 36 et en 68, mais dans des conditions beaucoup plus graves pour les travailleurs. Car la bourgeoisie, si elle parvenait, avec l’aide des appareils traîtres à son service, à briser le prochain mouvement d’ensemble du prolétariat en France (une grève générale ou un mouvement de ce type), passerait alors à l’offensive et serait fortement encouragée par toute la réaction pour tenter d’écraser durablement tout mouvement de classe si nous ne parvenions pas à lui disputer le pouvoir. Nous n’en sommes pas là mais il faut prévoir ce qui peut nous attendre, même dans les grandes lignes.
Conclusion : le moment est venu de renouer avec les traditions révolutionnaires de la classe ouvrière
Trotsky (Lénine aussi peut-être qui a également vécu en France) remarque que l’une des grandes qualités du prolétariat français est son étonnante capacité d’improvisation. Le corollaire, c’est sa faiblesse dans l’organisation, dans l’élaboration théorique et programmatique. Marx et Engels avaient déjà souligné ce dernier point.
Les capacités d’improvisation ? Les camarades de Philips et de Continental-Clairoix, et bien d’autres, les ont démontrées avec éclat dans la dernière période. Il reste à aller plus loin, à ce qui me paraît l’essentiel et qui serait impossible si l’élan initial n’avait pas été donné et qui se poursuivra sans nul doute dans le proche avenir, car il s’agit des développements de la lutte de classe. Pourquoi ne pas donner, dès à présent, à ces luttes improvisées un cadre d’organisation et un programme, armes indispensables pour combattre afin de dresser tout le prolétariat dans la lutte, le rendre redoutable et lui permettre de vaincre, le moment venu.
Telle est la perspective. Tel est le but. Il est grandiose. Il n’est pas de tâche plus importante pour des révolutionnaires que de préparer la classe ouvrière à la prise du pouvoir. Et les moyens existent d’y parvenir en commençant très modestement mais avec la fermeté politique inébranlable que donne la possession de la méthode marxiste. Et je sais que cette perspective ne te fait pas peur.
Si nous parvenions d’ici la rentrée, à jeter les premières bases d’un tel regroupement militant, alors ce petit pas serait en même temps un pas de géant. Encore faut-il l’accomplir en toute conscience et aussi en toute confiance entre militants ayant des expériences différentes mais soudés par un objectif commun.
C’est pourquoi, avant même toute décision allant en ce sens, ouvrons entre nous la discussion la plus large sur ces problèmes brûlants avec la volonté d’aboutir à des résolutions communes dans l’exercice de la démocratie ouvrière la plus large.
Jean Sanvoisin, le 9 mai 2010
Militant de la CGT
Militant du CCI-T